L’exclusion
Lorsque j’ai commencé ce travail, je me suis rapidement enfermé dans une logique politique. L’exclusion, phénomène moderne, syndrome du XXe siècle, cancer social… Ce que fait la gauche, ce que fait la droite… Chaque fois que j’ouvrais un livre ou une revue qui traitait du sujet, je retombais dans des théories économiques où des spirales de chiffres ne laissaient place qu’à des applications qui n’ont jamais vues le jour et qu’à de stériles critiques des politiques passées et à venir. Perdu dans ces méandres politico-économiques, je fis le parallèle avec les événements que j’avais traversés. L’exclusion avait été, pour moi, avant tout, une aventure personnelle et individuelle.
Ayant vécu à l’étranger quelques années comme travailleur immigré, que ce soit à Monaco ou aux Antilles, au Portugal ou en Espagne, et ce pas toujours très en règle, j’ai chaque fois vécu l’exclusion que génère la différence. Mais je me suis également vite aperçu qu’en fait, je m’excluai moi-même très rapidement. Ignorant les règles sociales subtiles des pays où je vivais, ne maîtrisant socialement rien, je me sentais fragilisé. La langue, la couleur, la culture, les habitudes, la solitude, étaient autant de barrières qui m’isolaient du peuple qui m’accueillait. J’étais à part. Je n’avais qu’une envie : retrouver des “pays”. J’avais alors tôt fait de contacter des petites communautés parlant la même langue, venant de la même région. Nous étions contents de nous retrouver. Même sans être très loin de notre mère patrie, immanquablement nous nous rassemblions entre Français de métropole, exclus de fait et de notre fait. Nous qui étions venus de plein gré dans un pays nouveau, nous ne cherchions pratiquement plus à comprendre et vivre les différences. Plutôt que de nous intégrer, nous nous adaptions, frôlant à peine les autochtones.
Voilà pourquoi et comment, pour moi, à chaque fois ou presque, l’exclusion s’était imposée comme un refuge, et parfois comme une punition. Un refuge punition que je partageais avec tant d’autres ! Ayez des difficultés scolaires et l’on vous oriente sur des voies de garage. Perdez votre travail et vos repaires s’effondrent, tant sociaux qu’affectif. Partez à la retraite et vous devez vous reconstruire une raison sociale. Soyez une femme et il vous faut attendre près de deux mille ans pour pouvoir inégalement participer à la vie de la cité…
Ne détenant malheureusement aucune vérité et n’ayant pas plus de réponse, j’ai alors décidé de remonter le temps et de poser mon regard ici et là. À défaut d’apporter des réponses, ce voyage dans notre mémoire collective poserait peut-être quelques bonnes questions…
L’ostracisme
Première étape : la Grèce antique. La première forme d’exclusion reconnue et légalement pratiquée fût l’ostracisme, ou expulsion d’une personne décidée par un groupe, une collectivité, souvent pour des causes non élucidées, imaginaires ou inexistantes. À l’origine, l’ostracisme sanctionnait un vote contre un citoyen suspect que l’on bannissait pour dix ans. Les Grecs lui donnèrent une forme juridique. La cité ayant besoin d’expulser la souillure accumulée, on choisissait un homme des bas fonds et on le mettait à mort après une cérémonie expiatoire. Pour ce faire, les membres de l’assemblé se fiaient à leur seul jugement pour inscrire le nom de leur choix sur une coquille ou un morceau de poterie dit “estrakon”. Lors de cette cérémonie, aucun nom n’était théoriquement prononcé. Il n’y avait pas de chef d’accusation, pas de défense, pas de recours. Néanmoins, le vote traduisait toujours le sentiment populaire, donnant ainsi sa base à l’exclusion juridique.
La volonté populaire ayant armé son bras, l’ostracisme devint très vite idéologique en y intégrant des notions dévoyées. Il visa les citoyens trop avides de popularité ou qui avaient une popularité jugée excessive. Il permit d’exclure les citoyens à cause de leur esprit critique, et condamna de fait les remises en cause et contestations isolées.
Le plus bel exemple de cette dérive idéologique est sans doute donné par Platon, qui exalte le concept d’égalité au point de faire disparaître la liberté. Le poète pourra être banni de la cité platonicienne parce qu’on lui reproche de dispenser l’illusion. Par nature, il devient suspect car il donne aux mots une liberté impossible à canaliser.
Dès lors, à l’exclusion juridique la Grèce ajouta de plein droit l’exclusion idéologique, qui assimilait l’homme ou le groupe à la conception du monde qu’ils défendaient. La mécanique de l’exclusion venait de forger ses premiers rouages. La machine était lancée…
Le regroupement des hommes dans les villes, le corporatisme, la décadence, le manque de communication, le délire mécanique, la paresse intellectuelle des bourgeois, la lâcheté… accélérèrent le mouvement. L’introduction dans les structures de la société d’une lecture standardisée du monde rendit l’ostracisme de plus en plus redoutable et redouté.
Bientôt, on ne bannit plus hors de l’État, comme les Grecs anciens, mais dans l’État, voir dans la cité. Ainsi l’exclu servait d’exemple : une forme d’exclusion particulièrement efficace puisqu’elle avait lieu au vu et au su de tous. Cette nouvelle forme d’exclusion qui pouvait nuire gravement à la réputation d’un homme, à sa carrière, pire encore à sa liberté d’expression, fut le verrou invisible de la première geôle sociale : le regard des autres.
La cité antique, calfeutrée dans son enfermement, méprisant les étrangers au point d’en faire des esclaves… L’Europe médiévale vouant au bûcher la raison et le progrès… L’immobilisme, le sens des dynasties, la tyrannie… Les églises et leurs normes religieuses et le lien serré maintenu entre orthodoxie et répression… Bientôt la mécanique de l’exclusion s’appuya sur le refus du pouvoir en place de voir toute pensée libre et indépendante s’appliquer à quoi que ce soit. Les personnes détenant un tant soit peu d’autorité s’arrogèrent le droit d’exclure par ostracisme.
Avec la condamnation de Galilée, l’exclusion mêla le combat d’idées au refus de la réalité, fut-elle irréfutable ou scientifique. Que faisait ce savant, sinon mettre le doigt sur le principe du mouvement et exercer librement sa raison ?
Vint l’Inquisition. Elle transforma définitivement le légalisme de l’ostracisme grec en une arme aussi redoutable qu’arbitraire, grâce à des normes complexes et mouvantes où la vérité imposée pouvait être changée si le besoin s’en faisait sentir. Le présumé coupable n’avait aucune chance de s’adapter. La fureur tenait lieu de jugement. Pour la population, l’exclusion était vécue comme une nécessité sociale où la haine pouvait s’exercer et être institutionnalisée sans choquer les consciences. Privé du droit de raisonner, le peuple en vint à refuser tout raisonnement, à rester passivement accusateur. L’intuition l’emporta sur la réflexion et l’analyse.
La hargne, la méfiance, les persécutions dont furent victimes les alchimistes, les sorciers, les Templiers… sont témoins du pouvoir qu’avaient les groupes majoritaires ou proches du pouvoir d’exclure les groupes désignés suspects. Que la mise à mort fût si souvent la fin logique d’un individu refusant ou marginalisant le système en place n’est alors guère étonnant. En terre d’exclusion, incarcérer était un acte de clémence.
Plus tard, Kant, dans sa Critique du jugement, justifiera la proscription du génie : “Quand ces deux facultés s’opposent, le jugement et le génie, il est nécessaire de faire des sacrifices.” Faire des sacrifices, refuser la libre expression de parole et de pensée, n’est-ce pas là ce que l’Inquisition exigeait en condamnant le raisonnement individuel ?
Aujourd’hui
Si l’Inquisition n’est heureusement plus guère pratiquée, aucune des étapes historiques que j’ai parcourue n’a, à mon sens, perdu de son actualité. L’existence de normes politiques, culturelles et religieuses, l’interprétation de ces normes, leur mouvance, la lâcheté et la cupidité contribuent, aujourd’hui, à rendre réflexes et culturels les mécanismes d’exclusion.
En droit…
Originairement fondé sur le droit, l’exclusion est vécue dans notre société comme un abus du droit. La notion d’intime conviction, très utilisée en France, permet d’inculper et d’emprisonner un suspect sur des présomptions et non sur des preuves. Enlevez aux magistrats leur probité et ils ne seront pas loin de ressembler à ceux qui, par préjugé, gravaient un nom sur l’estrakon.
En politique…
Si l’idéal démocratique implique le principe d’égalité des chances, il suppose aussi que l’inégalité de résultat soit perçue comme légitimes. L’exclusion des femmes existe depuis la plus haute antiquité, mais pas de façon uniforme. La France, modèle supposé de démocratie, est en fort mauvaise place au palmarès de la féminisation de institutions politiques. Seulement 6% de femmes élues, un pourcentage qui n’a pas varié depuis cinquante ans. Et combien de musulmans parmi nos élites élues ? Tout se passe comme si l’être humain, à peine né, devait faire son éducation dans les seules limites imposées par le modèle religieux, politique, culturel et social, le hors limite étant aussitôt soumis aux techniques de rejet.
À l’école…
Les enfants de milieux défavorisés éprouvent souvent un sentiment de honte face à la mécanique scolaire : honte de leur milieu social, de leur mode de vie. Ils ne peuvent partager avec les autres les histoires de week-end, de vacances, de cinéma, surtout quand on ne parle pas français à la maison. Un sentiment d’être repoussé, souvent mêlés à un de rancune liée à l’histoire même de leurs parents, fait que ces enfants, par réflexe et parce qu’ils n’ont d’autres choix, se regroupent et s’excluent eux-mêmes. Un niveau scolaire élevé, ticket efficace pour l’intégration, n’est souvent pas suffisant pour sortir de l’impasse. L’incertitude sociale reste trop grande pour celui dont le milieu n’est pas intégré. La culture n’est plus qu’un produit hors de portée financière, intellectuelle et sociale. L’intégration n’est que frôlée, l’assimilation impossible. La mécanique antique d’exclusion, sans prendre une ride, monte en puissance.
Dans la société…
Ne disait-on pas dans la “bonne” société qu’une femme du monde pouvait avoir de nombreux amants sans que sa vie sociale ni son statut s’en trouve ébranlé ? Par contre, une fille de condition modeste avec le même parcourt sexuel, était vite taxée de salope et classée dans la catégorie des femmes objets, sans humanité. Il en va de même aujourd’hui pour l’homosexualité : on fête la star aux travers connus alors qu’on humilie l’ouvrier dont on connaît la “tare”.
Il a fallu attendre le drame de la guerre d’Algérie pour que l’opinion publique prenne conscience des bidonvilles et se mette à bâtir de joyeuses cités, supposées mieux adaptées et plus humaines. Pas question de mourir de faim en France, mais le mode de vie de nos exclus intra-muros ne correspond guère aux normes de la richesse. En ghétoïsant toute une partie de la population dans des structures à l’écart des centres urbains, on lui enlève implicitement le droit d’entrer dans le coeur de la ville. Elle ne fera qu’effleurer notre société de consommation, mais devra en respecter toutes ses règles. Périr ou s’adapter, oui, mais s’intégrer ? Comment et à quoi, puisque vivant à coté ? Une situation finalement confortable pour la majorité aisée, guère appelée à faire son examen de conscience.
Les stéréotypes…
Les Arabes ceci, les Noirs cela, les Beurs, les Jaunes, le bruit et l’odeur… L’homme, nous dit Walter Lippman, ne juge pas en fonction des choses mais des représentations qu’il en a. En ne s’intéressant qu’à un aspect particulier de la victime, on fait disparaître l’homme derrière sa caricature. Comme la plupart du temps il s’agit d’opinions sans rapport avec la réalité, on dérive vite sur le préjugé qui fait de la victime une caricature coupable de tous les maux. Ce qui permet, une fois le stéréotype établi, de ne plus avoir à réfléchir.
Une enquête réalisée aux USA montrait qu’ayant vu une photo d’un Noir et d’un Blanc – le Blanc avec un couteau dans la main -, la majorité des personnes affirmaient plus tard que c’était le Noir qui avait le couteau. Ce besoin de caricaturer, ce refuge intellectuel si semblable aux refuges dont nos ancêtres se servaient pour exclure dans la cité, ne se retrouve-t-il pas pleinement utilisé à notre échelle nationale par les Guignols de l’info ? Le stéréotype du comportement des Beurs de banlieue, par exemple, les rend suffisamment naïfs pour être juste ce qu’il faut sympathiques, mais suffisamment agressifs pour qu’ils fassent encore peur. Encore une fois, l’ostracisme grec agit avec la même redoutable efficacité plus de 2000 ans après sa création, et pour les mêmes fins !
La génération du baby-boom a vu surgir, peu après les événements de mai 68, une vague d’exclusion à son égard. Chemises à fleur, cheveux longs et idées courtes… On parla de conflit des générations. N’était-elle pas coupables, elle et son rock’n roll, de toutes les difficultés que la société traversait ? Cette exclusion sociale vécue par les Baby-boomers les a-t-elle préservée, aujourd’hui, de préjugés envers les adeptes de la techno ou du rap ?
Mécanique sociale, culturelle, judiciaire, économique, ethnique, religieuse ?… L’exclusion peut être l’une ou l’autre, l’une et l’autre, ressuscitant les vieux réflexes : celui qui est différent devient coupable et capable de tout . L’exclusion, le fruit de l’ostracisme, et aussi la graine d’où germe les comportements sexistes, partiaux, xénophobes et racistes.
Ce qui est indispensable, ce n’est pas de mettre en oeuvre des moyens considérables qui ne seront que des pis-aller, mais de changer notre regard sur le monde. Tout comme au temps de l’estrakon, personne n’est à l’abri du regard des autres. Découvrir l’autre, plus que l’affaire de tous, est l’affaire de chacun. J’en prends pour exemple le terrible poème, écrit à Dachau et attribué au pasteur Martin Niemoller…
“Quand ils sont venus chercher les communistes, je n’ai rien dit, je n’étais pas communiste. Quand ils sont venus chercher les syndicalistes, je n’ai rien dit, je n’étais pas syndicalistes. Quand ils sont venus chercher les juifs, je n’ai rien dit, je n’étais pas juif. Quand ils sont venus chercher les chrétiens, je n’ai rien dit, je n’étais pas chrétien. Quand ils sont venus me chercher, il ne restait plus personne pour protester.”